LETTRE DE L’ESCALIER DE NEPTUNE (74)

(des îles Scilly à l’escalier de Neptune, loch Linnhe, Ecosse)

du Lundi 29 Mai au Vendredi 16 Juin 2017

Nous voici, ce Dimanche matin 28/5, amarrés à un gros coffre en rade de Hugh Town, dans la petite baie de St Mary’s pool. Après un solide petit déjeuner marquant notre arrivée vers 8h au pays du Brexit, suivi d’un complément de sommeil, le zodiac est mis à l’eau en fin de matinée.

Je ne peux pas ne pas penser alors à notre première venue aux îles Scilly vers le milieu des années 80 sur Merak, le vaillant petit voilier de Nenad, un Aquila de 9m. Nous étions un équipage de 5 : Nenad, Roland et Hedwige, Anne-Marie et moi. Mouillé là sur ancre (il n’y avait pas de coffres à l’époque) empennelée (pour les non initiés empenneler signifie monter deux ancres l’une derrière l’autre, reliées par un bout de chaîne afin de renforcer la tenue du mouillage si l’on s’attend à des vents forts) car un bon vent d’Ouest force 6 et une mer creuse avait salué notre arrivée à l’estime (il n’y avait pas encore de GPS) alors que la nuit tombait et que la visibilité était réduite. Bien nous en avait pris car le lendemain une dépression proche donnait un vent d’Ouest très fort nous interdisant de débarquer car la petite annexe sans moteur et légère de Merak s’envolait dans les rafales telle un cerf volant (les jeunes diraient tel un kyte, comme si c’était plus joli ! grrrrr…). Il avait fallu la remettre dans son sac en attendant que cela se calme.

Nous avions passé cette journée dans Merak, à distance de la plage vers laquelle le vent violent semblait vouloir nous envoyer échouer. Les vibrations des haubans faisaient trembler le bateau dans une ambiance semblable à celle des anciens refuges en bois de haute montagne, accrochés à leur rocher par des haubans métalliques pour qu’ils ne s’envolent pas, refuges qui tremblaient de toutes leurs membrures dans la tempête comme je l’ai vécu une fois au refuge Adèle Planchard à un peu plus de 3000m d’altitude en Oisans. Le mouillage avait parfaitement tenu et notre équipage débarquait le lendemain victorieux de ce combat alors que le beau temps était revenu. En forme nous avions acheté un beau homard tout frais sur un bateau de pêche voisin et Hedwige nous l’avait préparé avec une sauce américaine excellente comme le lui avait enseigné son père Raoul, fin gourmet et fin cuisinier à ses heures.

Après cette longue période de beau temps depuis notre départ le ciel est couvert aujourd’hui et par moments nous retrouvons le crachin breton. Après avoir sacrifié au rite d’arrivée à St Mary’s, aller boire une pinte de bière au fameux bar de la Mermaid où les marins se donnent rendez-vous, une marche d’une petite heure sur le chemin qui desservait les fortifications du XVIIIième siècle défendant la côte Sud de l’île nous réserve de belles vues sur St Agnés en nous faisant faire le tour de Hugh town. De nombreuses fleurs sauvages égayent les murs de moellons en granit et les bords du chemin. Cette marche nous a creusé l’estomac et c’est avec plaisir que nous poussons la porte d’un pub très animé.

Appareillage à 6h45 le lendemain, heure matinale imposée par la marée. Nous allons juste à côté, à un peu plus d’une demi-heure de navigation, prendre un coffre dans le New Grimsby Sound, qui sépare les îles Tresco et Bryer. Mais il nous faut pour cela négocier à l’étale de marée haute, dérive bien relevée, un passage compliqué encombré de roches découvrantes à basse mer. Sur fonds de sable de faibles profondeurs l’eau prend des teintes turquoise alors que le soleil est revenu, évoquant les eaux des Bahamas

L’île de Tresco est toujours aussi préservée et jolie : une grande partie de l’île est propriété d’une même famille depuis deux siècles. Des chemins serpentent au milieu d’un vaste parc botanique. Celui-ci rassemble de nombreuses variétés d’arbres des régions tropicales car les hivers sont doux ici ; des rhododendrons géants éclatent de couleurs mauves superbes ; des espèces de joubarbes en fleurs égayent les vieux murs de granit ; des hérons et oiseaux de mer se reposent sur un vaste étang que ce jardin enserre ; à un détour apparaît une vieille abbaye du XIIième siècle. Nous sortons de ces frondaisons pour longer la côte Est ourlée d’une plage déserte. Un vieux fort bâti sur une hauteur du temps de Cromwell garde l’approche de la petite baie de Old Grimsby village. De la plateforme où étaient installés les canons la vue sur l‘archipel est absolument magnifique : les différents bras de mer aux eaux limpides nous offrent une palette de couleurs variant avec la profondeur du turquoise au vert puis au bleu, quelques voiliers sont mouillés ça et là au milieu d’un chapelet d’îles. Une atmosphère de paix et de plénitude enveloppe ces lieux privilégiés. Nous avions avec Anne-Marie le projet de revenir là « plus tard » passer une huitaine de jours chez l’habitant dans une sorte de retraite, au calme.

Ceux qui l’ont conservée pourront (re)lire la lettre 49 du Crouesty où je relate notre dernier passage ici en Juillet 2012, par grand beau temps avec Mimiche, Pierre et Elizabeth Dubos alors que je rentrais du Groenland et de l’Islande. J’y évoque d’autres souvenirs de ces îles et quelques péripéties savoureuses.

Mardi 30/5 fin d’après-midi. Balthazar file au portant sous spi à bonne allure cap au Nord, après avoir appareillé à 5h de Tresco. Pour une raison que je ne m’explique pas la mer est lumineuse, tirant sur la couleur turquoise alors que le ciel s’est couvert après notre départ par beau temps et que les fonds sont de l’ordre de 100m. Les couleurs du ciel, de la mer, des paysages et plus généralement des objets nécessitent des explications physiques compliquées, sans parler du fameux rayon vert fugitif qui flashe dans des conditions très spécifiques quand le soleil plonge dans l’océan. J’ai oublié l’explication de son apparition. En ouvrant Google je constate dans ce dernier cas qu’il faut combiner la réfraction atmosphérique plus ou moins marquée suivant les longueurs d’onde et la diffusion de Rayleigh atténuant la partie bleue du spectre visible. J’ai cherché de nombreuses fois dans ma vie de marin à l’observer. Je ne l’ai vu, très net, que deux fois, tel un flash. Malgré leur complexité les couleurs de la nature n’en sont pas moins belles heureusement et égayent considérablement notre vie.

Le spi complète cette palette en apportant ses couleurs vives jaune, orange et vert réparties sur des sortes de vastes quartiers d’orange qui se détachent sur les gris du ciel. Mon ami Philippe (Reboul) nous dessinerait s’il était là une aquarelle fine et vivante comme il a l’art de les peindre.

Avant la tombée de la nuit les dauphins sont habituellement en chasse et sont trop occupés pour venir jouer autour du bateau. Nous voyons effectivement à quelques dizaines de mètres sur bâbord des remous. Ils attaquent par-dessous en montant à toute vitesse à la verticale un banc de poissons fuyant au voisinage de la surface. Leur vitesse est telle qu’ils jaillissent, emportés par leur élan, d’un bon mètre au-dessus de l’eau. Pour la première fois j’aperçois l’un d’entre eux jaillir ainsi en tenant un poisson de bonne taille en travers de sa gueule. Quand les poissons sont moins gros ils les gobent d’un coup et on ne voit pas les victimes. Ah, les gentils dauphins ! Que de drames se déroulent chaque jour entre les prédateurs et leurs pauvres proies. Nature cruelle.

Vers 20h il nous faut rentrer le spi dans sa chaussette car le renfort de la chute bâbord s’est décousu sur environ 1m50 et une petite déchirure d’une dizaine de cm s’est formée à son voisinage. Le voilier de la marina de Newland,Haven où nous allons arriver refera demain les coutures et les renfort nécessaires.

Alors que la nuit tombe après cette longue journée au cours de laquelle Balthazar, à l’arrivée, aura abattu 130 milles, le phare d’entrée 3 éclats 7s nous signale les roches de Middle channel Rocks. Il marque l’entrée de l’extraordinaire port naturel de Milford Haven. Cette profonde ria s’enfonce sur une douzaine de milles dans les terres en se rétrécissant avant de se prolonger par la Cleddau river que l’on peut remonter sur une longue distance. L’entrée de cette ria est occupée par un port industriel et des raffineries. Maurice, ancien officier mécanicien de la Marine Marchande, évoque avec émotion son premier embarquement ici, sur un pétrolier, alors qu’il était tout frais émoulu de sa formation. Après avoir longé pétroliers et autres navires de commerce fortement éclairés dans la nuit Balthazar s’enfonce dans la ria en virant des bouées de chenal permettant d’éviter des bancs de sable. Au bout de près d’une heure et demie de cette navigation un chenal mal éclairé,étroit et avec très peu d’eau nous fait sortir de la ria et nous conduit à la petite marina de Newland, blottie dans une étroite petite vallée adjacente. Nous tournons à minuit trente les amarres à un ponton disponible. Un dîner tardif nous restaure après cette longue journée de navigation avant de retrouver avec plaisir nos bannettes.

N’ayant pas chômé depuis l’appareillage du Crouesty nous nous accordons dans ce lieu bucolique deux jours de repos. Lessive, promenade, bricolages, fish & chips, lagers, ales, réparations du spi nous occupent.

Vendredi 2 Juin 15h par 5°25’W, 51°53’N Balthazar file en mer d’Irlande après avoir franchi le St Georges Channel, passage resserré entre Carnsore Point en Irlande et St David’s Head juste au Nord de Milford Haven au pays de Galles.

Les lecteurs non marins se demandent peut-être pourquoi les étendues marines sans frontières précises sont découpées en mers. Qu’est-ce qui change en quittant l’Atlantique NE pour pénétrer en mer d’Irlande comme nous venons de le faire alors que les terres sont sous l’horizon et qu’un spectateur non averti ne se serait aperçu de rien, tout au moins pas tout de suite ? Et bien, comme nous le décrit bien le bouquin des Glénans, agitées de mouvements différents, inégalement profondes et frangées ou non d’un plateau continental, plus ou moins entourées de terres et de montagnes, plus ou moins profondes, plus ou moins chaudes, animées de courants différents, de marées plus ou moins importantes, de couleurs différentes, soumises à des régimes de vents différents, les mers ne sont pas du tout semblables entre elles. De même qu’il existe des continents, des pays, des provinces, des contrées, il y a des mers, aux caractéristiques propres. Par exemple la Manche et la Méditerranée non seulement ne sont pas semblables mais au sein même de la Méditerranée la mer d’Alboran, la Méditerranée occidentale, le golfe du Lion, la mer Thyrénienne, la mer Adriatique, la mer Egée, la Méditerranée Orientale, sans compter la mer de Marmara sont bien différentes comme s’en aperçoit vite le marin : régime et caractéristiques des vents (Tramontane, Mistral, Libeccio, Marin, Bora, Meltem, Sirocco, brises et j’en oublie), températures, brouillards, creux et cambrure des vagues, direction et importance des houles, brutalité des changements, couleurs, les caractérisent. Cela est également vrai des océans : la Grande Sole n’est pas comparable à la fosse de l’Adour dans le Gascogne ou aux bancs de Terre Neuve. Depuis des millénaires les peuples marins ont su les distinguer, en commençant par les fameuses Sept mers des Anciens.

Et la mer d’Irlande alors ? Peu profonde (moins de cent mètres), soumises à des courants de marée très forts, couramment 2 à 3 nœuds comme nous l’expérimentons, exposées à des passages de dépressions venant de l’Atlantique Nord, générant des coups de vents à forts coups de vents (durant notre traversée le Navtex nous fournira des bulletins météos du MET Office nous annonçant à plusieurs reprises des force 8 et 9 aux alentours), avec des ports pour la plupart ensablés et nécessitant de zigzaguer à marée haute entre les bancs de sable sur lesquels la mer brise par mauvais temps, il faut être bien sur ses gardes pour y naviguer, et jouer avec les courants et les coups de vent pour tracer sa route. Les britanniques la qualifie de « treacherous ».

L’équipage de Marines, mon ancien ketch, qui fonçait vent arrière fin Avril 2005 par grand frais, de Milford Haven sur Dublin, se souvient certainement de l’arrivée de nuit alors que le grand frais, force 7, était passé progressivement à coup de vent, force 8, puis fort coup de vent, force 9, sur les bancs encombrant l’approche de la rade de la capitale irlandaise. Nous n’avions pas le droit de confondre les éclats des bouées cardinales nous faisant zigzaguer au milieu de ces bancs sur lesquels la mer déferlait furieusement. J’avais demandé à Anne-Marie, André et Mimiche de me décrire chacun(e) indépendamment le code des bouées cardinales (combinaison d’éclats rapides ou très rapides à périodes différentes suivant qu’il s’agit d’une cardinale N, E, S ou O) que nous observions, pour être sûr que je ne me trompais pas sur leur identification, d’autant plus que les zigzags étaient si prononcés que les cardinales se croisaient en se superposant. Nous n’avions pas droit à l’erreur ou c’était le désastre, perte corps et biens assurée, dans les très grosses déferlantes qui se formaient sur les bancs de sable qui nous entouraient.

Après le séjour humide à Milford Haven le soleil est de retour. Un puissant courant de marée voisin de 3 nœuds nous permet d’atteindre près de 10 nœuds de vitesse sur le fond alors que la petite brise d’WSW n’est que de force 3 à 4. Profitant de ces conditions favorables nous décidons d’abandonner l’idée initiale de faire escale à Dublin et piquons sur Anglesey pour avoir le plaisir de retrouver Anne, la fille de Maurice et Dany qui vit près de Liverpool.

Depuis ce matin le chauffage nous joue des tours. Première anomalie : je trouve la chaudière arrêtée alors que le chauffage était en marche depuis plusieurs heures. Après commande d’arrêt puis redémarrage sans anomalie le phénomène se reproduit quelques heures plus tard. L’appareil de diagnostic nous révèle deux anomalies (suivant des codes ésotériques) nous conduisant à suspecter l’alimentation en gasoil. Démontage de l’alimentation en gasoil, purge du circuit, changement du filtre, remontage. Rien n’y fait, la chaudière retombe en panne. Indication d’anomalie bougie. Changement de la bougie. Rien n’y fait. C’est maintenant durant la séquence de redémarrage que la chaudière s’arrête. Nous irons à la marina de Conwy, après avoir viré Holyhead puis Carmel Head, extrémité Ouest puis Nord de l’île d’Anglesey. Nous y retrouverons Anne mais aussi le chantier Dikies susceptible de nous dépanner comme nous l’indique Kent Marine (à St Herblain, commune de Nantes) qui a fait une révision complète en atelier de la chaudière en 2014.

Balthazar arrive devant la barre de sable de Conwy le lendemain matin à 9h40 après avoir parcouru 154 milles en 22 heures. Il nous faut mouiller près de la bouée marquant l’entrée du chenal pour attendre la marée (deux heures avant la pleine mer), l’entrée du port découvrant presque complètement à basse mer.

Un appel à la VHF nous indique que la Conwy Marina ne peut recevoir un bateau de la taille de Balthazar mais la Deganwy Marina, sur l’autre rive, accepte de déplacer un bateau pour nous faire une place le long du seul ponton long accueillant les visiteurs. Déjeuner et sieste avant d’embouquer deux heures avant la marée haute le chenal zigzaguant entre les bancs de sable (les bouées étant déplacées régulièrement pour suivre leurs déplacements), dérive presque complètement relevée.

Balthazar franchit vers 17h30 le seuil de la marina, seuil permettant de maintenir à flots les bateaux, et tournons nos amarres au ponton d’accueil libéré pour nous. Cela fait une impression bizarre de se retrouver dans notre modeste bassin à flot, telle une bassine, le lendemain matin à marée basse, entouré d’une grande étendue de sable découvert sur laquelle picorent les oiseaux de mer et les hérons.

Anne, prévenue à l’avance et venue en train, est déjà à Conwy et nous retrouve sur Balthazar peu après notre arrivée, heureuse de nous accueillir ici et de passer le week-end avec ses parents et nous. Elle nous fait découvrir cette belle ville médiévale ceinte de remparts, dominée par un château de taille imposante construit par Edouard I entre 1283 et 1287. Il témoigne de la détermination de ce roi d’affirmer sa conquête du pays de Galles. Mais ce sera de longues décennies de combats et d’insurrections avant que ce Pays fier prête allégeance à la couronne britannique.

De notre marina située sur la rive droite de la Conwy river s’offre une très belle vue sur ce château aux nombreuses tours et ouvrages de défense ainsi que sur les remparts de la ville située juste en face sur la rive gauche. Conwy est, paraît-il, la ville fortifiée la mieux conservée de Grande Bretagne. Le roi fit appel à un Savoyard, Maître Jacques de Saint Georges, pour réaliser cette impressionnante construction. Au Moyen Age comme nous le savons les architectes, ingénieurs, hommes de lettres ou artistes parcouraient déjà l’Europe pour offrir leurs services et se frotter à d’autres cultures et savoirs.

Nous ne trouvons pas la solution à notre problème de chauffage à Conwy. Il s’avère que le technicien de Dickie ne connaît pas ce type de chaudière et n’a pas les pièces nécessaires. Je reçois un appel du représentant national en Grande Bretagne d’Erberspäecher que ce dernier avait questionné qui me l’explique et me recommande de nous rendre dans le Firth of Clyde, à Largs où le chantier DDZ a les compétences nécessaires ainsi qu’un banc d’essai.

Mardi 6 Juin un solide force 8 en mer nous retient au port et c’est finalement à la marée haute de 10h30 que nous appareillons le lendemain. Une bonne brise de SW permet à Balthazar de remonter à près de 9 nœuds de moyenne par vent de travers puis largue la mer d’Irlande. Durant la nuit le vent tombe et passe à l’arrière nous obligeant à faire appel à la risée Perkins. Dès 8h30 Jeudi matin nous quittons la mer d’Irlande pour embouquer le Firth of Clyde. Laissant la Great Cumbrae island sur bâbord nous arrivons à la marina de Largs accessible à toute heure de la marée après avoir parcouru cette étape à brides abattues (170 milles en moins de 24h). Nous serons passés entre les gouttes, plus exactement entre des avis de coup de vent à fort coup de vent, hier cela ne passait pas, demain non plus. Le NAVTEX retentit de plusieurs bips sonores pour nous alerter de la réception de ces BMS (Bulletins Météo Spéciaux) émis par les organismes météorologiques (ici le MET Office et son homologue irlandais) lorsque des vents forts sont annoncés. Dès midi la chaudière est déposée par le technicien du chantier DDZ et emmenée dans son atelier. L’électronique et la turbine sont en cause et j’en conclue qu’il vaut mieux remplacer cette chaudière après 9 années de bons et loyaux services et quelques milliers d’heures de fonctionnement, notamment dans les mers froides de l’Antarctique et du Groenland. J’ai besoin en effet d’un chauffage fiable quand j’espère, l’an prochain, aller flirter avec l’océan glacial arctique. L’après-midi même une neuve est commandée qui sera livrée, pour ne pas nous retarder, au chantier de la Caley marina d’Inverness (avec qui j’ai pris contact pour m’assurer que cet agent Erberspäecher connaît bien ma chaudière et en a déjà installées), dans les délais espérons-le pour effectuer le remplacement au moment de notre passage d’ici quelques jours.

Vendredi 9 Juin le passage à terre faisant le tour de l’île de Kyle (East of Kyle) nous réserve un très beau parcours dans des passages enserrés par les hautes collines boisées et désertes de cette région d’Ecosse. Lorsque le soleil perce les nuages gris de véritables tableaux se composent sous nos yeux ; par endroits des forêts de rhododendrons géants escaladent les pentes raides en faisant d’immenses taches de couleur mauve. Quant un spot de soleil les éclaire c’est vraiment un superbe et mystérieux tableau ayant un fond de brumes et de nuages gris plus ou moins foncé.

Au sortir de ce joli détour Balthazar embouque le loch Fyne et arrive vers 16h30 dans le Loch Gilp, près d’Ardrishaig, juste à temps pour la dernière ouverture de l’écluse de mer qui permet de pénétrer dans le canal Crinan par 56°01’ N et 5°27’W. Dans l’espace très restreint entre cette porte et la première écluse plusieurs bateaux se serrent en attendant l’ouverture demain matin des prochaines écluses et autres pont tournants, le personnel des Scotland Canals s’arrêtant de travailler à 17h. Entré les derniers il nous faut accoster au chausse pied contre le mur de granit concave qui soutient un côté de l’écluse, C’est la seule place qui reste dans ce canal miniature.

Promenade et reconnaissance des Locks 1 à 4 juste au-dessus de nous.

S’extraire le lendemain matin alors qu’un vent assez frais nous plaque contre cette paroi concave avec un bateau à un mètre derrière l’annexe suspendue au portique ne fut pas une mince affaire d’autant plus qu’une pluie fine réduit considérablement la visibilité à travers les fenêtres transparentes de la capote. N’ayant pu correctement m’aligner avant de pénétrer entre les deux parois de l’écluse dans laquelle Balthazar doit se glisser au chausse pied (tout juste la place pour que les pare battages n’accrochent pas de part et d’autre) et poussé de travers par ce vent frais je ne peux éviter une bonne bugne sur bâbord.

Ce petit canal a été construit entre 1793 et 1801. Il traverse la base de la péninsule de Kintyre et permet d’éviter le passage exposé autour du Mull of Kintyre, qui délimite au Nord la mer d’Irlande et celle des Hébrides, tout en raccourcissant très substantiellement le trajet. Il est surtout très pittoresque en traversant une jolie campagne vallonnée des Highlands sur une distance de 7 milles (environ 12,5km). Nous ayant laissé un excellent souvenir en 2005 je ne voulais pas le manquer cette fois-ci même s’il est difficile de le traverser sur un gros bateau sans quelques égratignures.

En dehors des écluses de mer d’entrée et de sortie il appartient aux équipages de manipuler les vannes et les portes de la douzaine d’écluses jalonnant le parcours. Gros boulot de galériens à terre de Maurice et Mimiche qui s’activent pour ouvrir puis fermer les lourdes portes (évidemment deux par écluse) en s’arc-boutant aux grosses et longues barres de bois faisant bras de levier, puis en parcourant, presque allongés sous l’effort, une petite piste circulaire munie de cale-pieds pour ne pas déraper pendant la rotation. Manipulation des cales pour verrouiller les portes, manipulation de grosses manivelles pour monter ou descendre les vannes de remplissage ou de vidange, mise en place sur des crochets de fer ou largage des amarres : Mimiche et Maurice seront fourbus lorsque après une courbe serrée, une douzaine d’écluses plus loin, apparaît le minuscule port de Crinan. Accueil très sympathique de l’éclusier qui nous descend par une écluse automatique en contrebas dans le bassin miniature du port de Crinan au sein duquel une dizaine de bateaux se blottissent. Sur l’un d’eux un jeune équipier joue de la cornemuse dont la mélodie nous enveloppe. Très abrité derrière un repli de la côte, surplombé de collines boisées, protégé de la mer par l’écluse de sortie, gardé par un petit phare blanc et rouge, ceint de vieux quais usés en granit, nous avons l’impression de nous trouver au sein d’une crèche. Averti par les jeunes étudiantes fort sympathiques qui manipulaient les premières écluses télécommandées de l’entrée l’éclusier nous indique nous avoir réservé une place nécessitant de faire un créneau entre une belle goélette de plaisance des années 30, aux vernis resplendissants, et un ancien navire de service portuaire au profit de la Navy des années 40, peint en rouge et noir, crachant par sa haute cheminée de petites bouffées de fumée quand ce n’est pas une belle vapeur blanche issue d’un orifice situé près de sa proue lorsqu’il manipule son mât de charge également mû par la vapeur pour remonter à bord sa baleinière à clins. Bien entendu la première chose que nous faisons avec Maurice est d’aller rendre visite aux deux marins qui s’activent pour entretenir et conduire ce navire de collection transformé en petit navire de croisière dans les lochs écossais. Nous enjambons le pavois et pénétrons sous la dunette dans la salle des machines. Un mécanicien au crâne dégarni et au visage rond chaussé de lunettes astique des tuyauteries rutilantes en cuivre dans une atmosphère chaude fleurant l’huile et le charbon.

On comprend pourquoi ces mécaniciens amoureux de leur machine sont appelés dans la marine les bouchons gras. Des échelles en fer courtes et quasi verticales nous permettre de le rejoindre en descendant deux niveaux au fond de son antre. Il est heureux de recevoir la visite d’ingénieurs s’intéressant à sa machine et de nous détailler son histoire et son fonctionnement. Au milieu trône, imposante, une grosse chaudière verticale occupant la majeure partie du volume de cette étroite mais profonde salle des machines, Devant la porte du foyer, à moins d’un mètre, déboule par la porte de sortie de la soute les blocs de charbon gros comme le poing que le mécanicien enfourne avec une petite pelle dans la gueule de la bête. Chauffée à 125 psi (soit environ la valeur modeste de 9 atmosphères) la vapeur est détendue successivement dans trois cylindres verticaux, haute pression, moyenne pression, basse pression dont les pistons de diamètre croissant entraînent le vilebrequin solidaire de l’arbre d’hélice. Les tiroirs, mus par des bielles, commandant au bon moment l’admission de la vapeur dans les cylindres sont bien visibles accouplés à leurs cylindres respectifs. A la sortie la vapeur détendue passe dans un condenseur refroidi par l’eau de mer permettant de faire chuter encore la pression de sortie pour augmenter le rendement de la machine et réinjecter ensuite l’eau douce dans la chaudière. De l’huile est introduite sous pression dans la vapeur en amont pour graisser l’intérieur des cylindres puis séparée dans un énorme filtre situé après le condenseur, la chaudière n’appréciant pas d’en avaler.

Nos avons là sous les yeux une digne descendante de cette fameuse machine à vapeur qui lança la première révolution industrielle de l’humanité.

J’apprends à cette occasion par Maurice que les fameux Liberty Ships, quelque 2710 ( !!) cargos construits aux Etats-Unis entre 1941 et 1945 qui constituaient l’artère vitale pour amener locomotives, chars d’assaut, avions, GMC, Jeeps, munitions, pétrole, vivres …pendant la guerre étaient eux aussi encore propulsés par la vapeur.

Nous fêtons ce retour, pour Mimiche et moi, dans ce charmant petit port, en allant boire ales ou lagers au bar de l’hôtel Crinan qui domine le port. Le très beau et jeune couple qui nous y avait accueilli en 2005, lui en kilt et hautes chaussettes, s’en est allé mais l’hôtel garde tout son charme cosy et le lendemain, journée de repos, le capitaine invite l’équipage à y dîner. De la salle à manger les grandes baies vitrées nous réservent une vue superbe sur la baie de Crinan et le Sound Jura. En face de rares rayons de soleil couchant éclairent les montagnes entre les averses, le crachin ou la brume. Un château austère, dont la couleur se confond avec le rocher qu’il domine, semble garder la baie. En nous montrant à travers la baie vitrée ce temps très humide dont nous sommes gratifiés, un écossais sympathique, âgé et sec, ayant encore l’allure sportive, venu bavarder dans le salon à la suite du dîner un verre de vieux whisky à la main, nous explique qu’en Ecossais on qualifie ce temps de « Drick », avec le r un peu roulé. Je l’interprète, sans garantie, comme la contraction de drizzle et de thick, bruine épaisse (ou purée de poix ?) ! Il nous indique, comme d’autres personnes, que nous avons raté d’une semaine un long épisode de beau temps sec, comme nous en avions profité dans une certaine mesure lors de notre dernière venue ici.

Ayant fait beaucoup de voile dans la région il me fait des compliments sur Balthazar qu’il est venu observé dans la journée avec son épouse. Ce n’est pas difficile de faire plaisir à un capitaine.

Lundi 12 Juin. Temps couvert avec averses, vent d’W à SW force 4 à 6 avec rafales. Balthazar après avoir quitté la baie de Crinan pour emprunter le Sound Jura refoule un fort courant de marée dans le loch Lorn. Dans un passage étroit celui-ci atteint, sur une courte distance heureusement, 5 nœuds et les marmites font par moments brutalement virer le bateau. Soudain une voix angoissée lance un Mayday (appel à l’aide) sur le canal 16 de la VHF (canal réservé à la sécurité dans le code international qu’il est recommandé de veiller en permanence en mer). Reçu par le poste des Coast Guards le plus proche il est émis par un marin solitaire sur un petit bateau à moteur en panne et que le vent porte déjà tout près de la côte. Il a mouillé son ancre mais celle-ci chasse doucement. Sa position GPS nous indique qu’il n’est qu’à environ 4 milles de nous. Je propose alors immédiatement aux Coast Guards de porter assistance comme c’est la règle. Ceux-ci, après quelques questions sur la position de Balthazar, sa taille et son équipement, me demandent effectivement de me rendre sur zone. Demi tour et moteur à fort régime vent de bout après avoir roulé le génois : au bout d’une vingtaine de minutes nous arrivons sur zone peu après un gros canot pneumatique de plongeurs sorti d’un petit port voisin, réfléchissant pendant cette approche à comment nous allions nous y prendre pour passer la remorque. Les vagues et les mouvements de roulis interdisant pour des raisons évidentes de s’approcher trop près il faudra lancer la touline (pour les non initiés une boule relativement lourde pour ne pas être trop sensible au vent, enveloppée de cordelette tressée, attachée à un fin cordage permettant un lancer à quelques dizaine de mètres. Elle permet à celui à qui elle est destinée de récupérer la lourde aussière de remorquage attachée à son extrémité. Elle est utilisée quotidiennement pour l’accostage des gros bateaux : les matelots les lancent aux lamaneurs qui les récupèrent pour amener et frapper les très lourdes aussières sur les grosses bittes du quai). Il va falloir vite gréer cette touline à la fine mais robuste cordelette en nylon tressé d’une trentaine de mètres que j’ai réservée à cet usage, sans qu’aucune boucle ne stoppe son déploiement, Pour cela nous ferons un tas bien pensé dans un seau. Il faudra faire aussi extrêmement attention à ce que cette cordelette ne se prenne pas dans l’hélice pendant la manœuvre. Quelle aussière pour la remorque ? Quelle longueur pour avoir suffisamment d’élasticité pour amortir les tensions brusques de la remorque après le mou créé par les vague ? Où frapper l’aussière pour rester manoeuvrant ? (pour rester manoeuvrant il faut que l’aussière de remorquage soit frappée sur le remorqueur en avant de l’hélice, sinon elle empêche ce dernier de tourner. C’est pour cela que les remorqueurs frappent l’aussière à peu près au centre du navire et qu’ils ont une plateforme et un pavois arrière dégagés pour que l’aussière puisse tourner sans rien accrocher quand l’arrière du remorqueur évite en tournant. Mais l’arceau, la capote et le portique arrière interdisent de faire cela sur Balthazar). Nous n’aurons pas à faire cette manœuvre pas si simple que cela quand il y a du vent et de la mer, car le gros canot pneumatique a déjà pris en remorque le bateau en détresse : il était temps car la côte rocheuse sur laquelle brisait les vagues n’était plus qu’à une centaine de mètres. Les Coasts Guards nous remercient et nous autorisent à reprendre notre route, le canot pneumatique approché à une vingtaine de mètres nous indiquant que tout était sous contrôle. Peu après nous croisons la vedette de sauvetage des Coast Guards arrivant à son tour sur zone qui prendra le relais du remorquage.

Après avoir remonté vent arrière le loch Linnhe qui s’embranche dans le loch Lorn voici Fort Williams et Corpach à l’extrémité du loch ou se trouve l’entrée du canal calédonien. Une zone d’eau lisse dans le dernier virage du loch, nous indique le lieu où il faut mouiller pour être au calme bien à l’abri du vent, pour passer une nuit tranquille après cette longue étape. A 19h30 l’ancre plonge dans l’eau sombre du loch par 10m de fond. Devant une rive boisée un voilier hiverne là sur un corps mort et un peu plus loin un chalutier se repose.

Nous voilà au pied du fameux escalier de Neptune qui, en huit écluses successives accolées les unes aux autres, nous permettra demain de s’élever du niveau de la mer à celui du loch Lochy au sein de la faille calédonienne, au pied du Ben Nevis tout proche, sommet du Royaume Uni et caché comme à l’habitude dans les nuées.

Aux parents et ami(e)s qui nous font la gentillesse de s’intéresser à nos aventures nautiques à travers ce carnet de voyages.

Pour lire d’autres lettres de Balthazar ou voir des photos et documents visitez le site de Balthazar artimon1.free.fr

Equipage de Balthazar :

Le capitaine, JP (Merle), Mimiche (Durand), Maurice et Dany (Lambelin)